Jean-Michel Caroit, Le Monde
Condamne a Miami, le trafiquant Beaudoin "Jacques" Ketant accuse
l’ex-chef de l’Etat d’avoir ete le "parrain" de lacocaine sud-americaine
dans le pays. Les Etats-Unis utilisent le dossier des stupefiants comme
un moyen de pression.
L’inculpation reste une menace pour l’ancien president.
"Il
m’a trahi, comme Judas a trahi Jesus." C’etait le 25 fevrier, quatre
jours avant la fuite du president haitien Jean-Bertrand Aristide.
Peu
avant d’etre condamne a 27 ans de prison et 30 millions de dollars
d’amende par un tribunal federal a Miami, Beaudoin "Jacques" Ketant
accusait M. Aristide d’etre le "parrain" du trafic de drogue en Haiti.
Proprietaire
d’une maison evaluee a 8 millions de dollars a Vivi Michel, sur les
hauteurs surplombant Port-au-Prince, exhibant des toiles de Picasso et
de Monet, M. Ketant a reconnu avoir distribue plus de 40 tonnes
decocaine colombienne aux Etats-Unis depuis une douzaine d’annees.
"Le patron, c’etait Aristide.
Je l’ai paye durant des annees.
Il fallait le payer, sinon on mourait", a-t-il declare devant le tribunal.
Partenaire
des principaux cartels colombiens de Medellin, de Cali et du Norte del
Valle, Beaudoin "Jacques" Ketant avait debute dans le trafic avec le
colonel Michel Francois, l’un des "cerveaux" du coup d’Etat qui avait
renverse Jean-Bertrand Aristide en septembre 1991. Cet ancien chef de la
police est refugie au Honduras, un pays qui n’a pas de traite
d’extradition avec les Etats-Unis.
M. Ketant avait noue d’etroites
relations avec le president Aristide depuis leur rencontre, en 1998,
par l’intermediaire d’un autre trafiquant.
Il le qualifiait de "compadre" (compere), une expression amicale commune en Amerique latine.
Beaudoin
Ketant affirme qu’il lui versait environ 500 000 dollars par mois pour
l’usage exclusif de la Nationale 9, ou la police interrompait le trafic
pour permettre l’atterrissage des avionnettes chargees de cocaine. M.
Ketant cotisait aussi environ 500 000 dollars par an a la Famille
Lavalas, le parti presidentiel, et envoyait regulierement des sommes
importantes a la Fondation Aristide pour la democratie, selon son
temoignage recueilli en prison par l’intermediaire de son avocat, Ruben
Oliva.
AUTORITES CORROMPUES
En fevrier 2003, un jeune frere
de Beaudoin Ketant, Hector, est tue a son domicile lors d’une descente
de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI).
"Aristide avait besoin d’argent pour financer le carnaval.
D’habitude,
il prenait 30 %, mais, cette fois, il voulait 80 % sur une grosse
cargaison, plus de 700 kg. La negociation a mal tourne et Rudy Therassan
a tire sur Hector et l’un de ses gardes du corps, Hermann Charles",
selon un temoin.
Aujourd’hui refugie a Miami ou il travaille pour
la DEA (le service antidrogue americain), le chef de la BRI, Rudy
Therassan, etait au coeur du dispositif mis en place pour "taxer" le
trafic de drogue.
En mai, Beaudoin "Jacques" Ketant et ses gardes
du corps provoquent un scandale a l’Union School, le tres chic college
bilingue de Port-au-Prince, ou l’un de ses fils cotoie les enfants des
diplomates americains.
Outree, l’ambassade des Etats-Unis
proteste directement aupres du president Aristide, qui s’efforce alors
d’obtenir la reprise de l’aide internationale, gelee depuis la crise
post-electorale de 2000. Le 17 juin, M. Ketant est convoque au palais
presidentiel ou il est, selon ses termes, "kidnappe" et livre a cinq
agents de la DEA, l’Agence americaine de lutte contre le trafic de
drogue.
Menotte, il tente de s’enfuir sur le tarmac de l’aeroport de Port-au-Prince avant d’etre emmene a Miami.
"Peu
apres avoir livre Ketant, Aristide a obtenu la reprise des financements
de la Banque interamericaine de developpement", note un diplomate.
Depuis
des annees, les rapports officiels americains notent qu’Haiti "est une
plateforme importante de transbordement de la cocaine sud-americaine
vers les Etats-Unis" et decrivent la corruption des autorites, qui
permettent aux trafiquants d’operer sans encombre.
La presse americaine a publie de nombreux articles sur ce sujet.
Il
y a deux ans, le Wall Street Journal citait Mario Andresol, ancien
directeur de la police judiciaire haitienne, qui s’etait exile : "Les
trafiquants travaillent avec Aristide...
Des personnes que j’ai arretees pour trafic de drogue ont ete promues au sein de la polic."
"Il
est difficile d’imaginer qu’Aristide ne participait pas a cette
activite criminelle extremement lucrative", a declare recemment a une
chaine de television l’ancien general Barry McCaffrey, responsable de la
lutte antidrogue du president Bill Clinton.
Outre M. Ketant, une cinquantaine d’autres trafiquants haitiens sont sous les verrous aux Etats-Unis.
L’un
d’eux, Eliobert Jasme, surnomme "Ed1", du nom de son entreprise de
construction, a jusqu’a present refuse de parler et a choisi le meme
avocat que l’ancien president panameen Manuel Noriega, Me Frank Rubino.
Mais d’autres se sont mis a table.
Carlos
Ovalle, un trafiquant colombien qui a longtemps reside en Haiti, a
ainsi accepte de cooperer avec les autorites americaines.
REUNION D’URGENCE
La
recente arrestation a Toronto d’Oriel Jean, ancien chef de la securite
presidentielle, est encore plus menacante pour M. Aristide.
Envoye aux Etats-Unis, Oriel Jean a ete inculpe pour trafic de cocaine par le tribunal federal deMiami.
Selon
un informateur de la DEA, un ancien trafiquant de drogue haitien, Oriel
Jean prelevait 50 000 dollars sur chaque cargaison de cocaine qui
arrivait par avion en Haiti.
"Les Americains savaient parfaitement ce qui se passait.
Je leur ai personnellement transmis des informations qui n’ont pas eu de suite.
Ils connaissaient l’importance du narcotrafic dans l’economie haitienne.
Mon
impression est qu’ils preferaient fermer les yeux pour ne pas devoir
prendre en charge Haiti", confie un general a la retraite de la
Republique dominicaine voisine.
Des la fin des annees 1990,
plusieurs de ses informateurs dans la zone frontaliere lui avaient
indique que les trafiquants versaient un "peage" a la Fondation
Aristide.
Pour Washington, la principale menace venant des grandes Antilles est l’immigration illegale.
L’attaque
de la base navale de Killick par un groupe de "chimeres", les partisans
armes de l’ancien president haitien, a ete l’un des elements decisifs
qui a pousse le gouvernement americain a demander, peu apres la France,
le depart de M. Aristide.
Situee a la sortie sud de Port-au-Prince, cette base des garde-cotes a pour mission principale de controler les boat people.
L’attaque
a provoque une reunion interministerielle d’urgence a la Maison
blanche, le 27 fevrier, au cours de laquelle le plan de la Communaute
des Caraibes (Caricom), prevoyant le maintien du president Aristide au
pouvoir jusqu’au terme de son mandat, en 2006, a ete abandonne par
Washington.
Pour les Americains, le dossier drogue arrive en
deuxieme position apres le risque d’une arrivee massive de refugies, et
il est souvent utilise comme un moyen de pression, voire de chantage.
Plusieurs
membres de l’administration Bush sont partisans d’une inculpation
rapide de Jean-Bertrand Aristide pour trafic de stupefiants.
La
recente suspension de son visa americain pourrait etre un premier pas.
D’autres preferent conserver cette arme comme une epee de Damocles.
"Plus il ouvre la bouche, plus l’inculpation se rapproche", dit un fonctionnaire qui travaille sur le dossier.
A Port-au-Prince, "tout le monde savait"
Dans
un discours d’une rare franchise, le 9 juillet 2003, l’ambassadeur des
Etats-Unis a Port-au-Prince, Brian Dean Curran, en fin de mission,
denonce la tolerance de la societe haitienne a l’egard du trafic de
drogue.
"Lestrafiquants sont bien connus.
Ils
s’approvisionnent dans vos magasins ; vous leur vendez des maisons ou
leur en construisez de nouvelles ; vous prenez leurs depots ; vous
eduquez leurs enfants", lance-t-il aux membres, petrifies, de la chambre
de commerce americaine d’Haiti, l’elite economique du pays. "En Haiti,
les trafiquantsn’avaient pas besoin de se cacher.
Tout le monde savait", confirme un diplomate.
Tout le monde, a commencer par les Americains.
Pourquoi
n’ont-ils pas utilise ce dossier contre Jean-Bertrand Aristide, comme
ils l’avaient fait contre Manuel Noriega, l’ancien president du Panama
qui croupit dans une prison de Miami depuis 1989 ?
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